Manger, trop ou trop peu, peut-il devenir une addiction ?
A la mi-mars, depuis plus de 20 ans, se déroule dans 62 pays dans le monde, la Semaine du Cerveau. En France, du 11 au 17 mars 2019, cet événement organisé par la Société des Neurosciences a impliqué plus de 35 villes où un public toujours plus nombreux (62 000 personnes en France, plus de 12 000 en Ile-de-France) rencontre les chercheurs en neurosciences
Cette année, pour la première fois, la maison Populaire de Montreuil accueillait des scientifiques venus, tout au long de l’après-midi du mercredi 16 mars 2019, pour faire découvrir le cerveau et les progrès faits par la Recherche en Neurosciences à travers des ateliers de sensibilisation, la participation aux ateliers de robotique et bande dessinée. En fin de journée, une assistance nombreuse participait au débat organisé par un trio de chercheurs de l’Institut de Psychiatrie et de Neurosciences de Paris (IPNP), INSERM UMRS-1266, Université Paris Descartes, Virginie Tolle (Chargée de Recherches à l’INSERM), Odile Viltart (Maître de conférences, Université de Lille) et Philibert Duriez (Chef de clinique à l’hôpital Saint Anne, Paris, doctorant). Ils ont joint leurs expertises pour donner à mieux comprendre comment le cerveau contrôle notre comportement alimentaire et sa question corollaire : Manger peut-il devenir une addiction ?
La pertinence des questions autour desquelles s’est construit ce débat reflète les interrogations et la quête d’informations que les troubles du comportement alimentaire (TCA) suscitent chez les personnes venues de tous horizons qui pourraient être des patients ou leurs proches...
Comment s’articule le comportement alimentaire autour du besoin de manger?
Notre corps dépense de l’énergie pour fonctionner. Ces dépenses énergétiques se composent de ¾ de dépenses basales qui assurent le métabolisme au repos (sommeil, respiration, langage…). L’activité physique recouvre 10% de la dépense énergétique et les 15% restants sont dévolus à la thermogénèse. Cette énergie est apportée par les aliments qui constituent les apports caloriques. Il doit y avoir un juste équilibre entre apports et dépenses afin de maintenir une homéostasie énergétique.
Le comportement alimentaire est déclenché pour assurer l’apport approprié de substrats énergétiques nécessaires au fonctionnement de l’organisme. L’individu mange normalement pour équilibrer sa balance énergétique : la sensation de faim initie la phase de prise alimentaire et le rassasiement puis la satiété lui succèdent.
C’est au niveau cérébral et particulièrement au niveau de l’hypothalamus que sont intégrés les différents signaux déclenchant le comportement alimentaire. Ces signaux périphériques proviennent notamment de l’estomac, de l’intestin, ou encore du tissu adipeux…)
« Au niveau gastro-intestinal, existe une hormone, isolée en 1999 dans l’estomac de rongeur. Elle s’est révélée être la première hormone du tractus gastro-intestinal à stimuler l’appétit » complète Virginie Tolle qui mène des recherches sur le rôle de cette hormone dans l’anorexie mentale.
« Les TCA s’observent lorsqu’un déséquilibre de la balance énergétique s’installe » explique Odile Viltart. « Lorsque les apports caloriques sont supérieurs aux dépenses énergétiques, la balance énergétique devient positive. C’est ce qui est observé dans les comportements d’hyperphagie ou de boulimie qui peuvent conduire au développement de l’obésité. Inversement, lorsque les dépenses sont supérieures aux apports, la balance est négative. Les personnes peuvent alors être maigres (maigreur constitutive) sans avoir de problèmes métaboliques ou anorexiques, et dans ce cas, c’est le refus de manger qui amène à la perte de poids »
Où se trouve le plaisir à manger trop ou trop peu ?
Les motivations à l’origine du comportement alimentaire sont nombreuses. Par besoin : on mange parce que l’on a faim, parce que la nourriture est disponible. Par apprentissage, on construit nos préférences et aversions. Par plaisir : on mange parce que certaines nourritures nous attirent, parce que cela nous réconforte ou nous fait du bien, manger relève de la récompense.
Chez la patiente anorexique, trois critères diagnostic sont classiquement utilisés: la restriction alimentaire qualitative (je mange des aliments très peu caloriques) ou quantitative (je mange des féculents mais peu, je mange de protéines mais peu), la perception altérée du schéma corporel et la peur intense de prendre du poids. Ce dernier critère, déclaré par toutes les patientes, a été récemment réévalué par l’équipe du Pr P.Gorwood (INSERM UMR-S 1266 et Clinique des Maladie Mentales et de l’Encéphale de l’Hôpital St Anne à Paris). Il a été montré, dans un paradigme expérimental, que la présentation d’images de maigreur à des patientes anorexiques induit une sensation de plaisir, similaire au renforcement positif des conduites addictives décrit dans les addictions aux substances. « Ainsi, plutôt qu’un évitement phobique (peur de grossir), il s’agit d’un plaisir de maigrir, faisant donc intervenir les circuits de la récompense » soutient Philibert Duriez.
« Sur le plan neurobiologique, les TCA mettent en jeu des circuits neuronaux qui font intervenir le système de récompense exactement comme pour les addictions aux substances psychogènes » souligne Virginie Tolle. Ils impliquent les structures cérébrales méso-cortico-limbiques : l’aire tegmentale ventrale, dont les neurones projettent vers le noyau accumbens (localisé dans le striatum ventral, transmet l’information vers d’autres régions cérébrales impliquées dans l’évaluation de la valence émotionnelle, de la mémorisation ou de la recherche du plaisir), le cortex frontal (impliqué dans le jugement, la motivation, la prise de décision, la planification, les comportements adaptés) et les structures limbiques telle que l’amygdale (régulation de la peur, de l’anxiété). Ces circuits, qui codent la multitude des motivations auxquelles l’individu peut être confronté tout au long de sa vie, mettent en jeu la dopamine, considérée comme « le neuromédiateur du plaisir ».
L’implication de la dopamine dans les TCA a été largement démontrée. « Par exemple chez des personnes obèses, des études en IRM fonctionnel ont mis en évidence une diminution de la densité de récepteurs dopaminergiques de type D2 dans le striatum en comparaison des personnes minces » indique Odile Viltart. Cela signifierait que, pour compenser ce déficit, les sujets obèses doivent manger de manière inappropriée (sans faim) pour tenter d’obtenir des effets de plaisir similaires à une activation « normale » des circuits dopaminergiques ».
J’ai remarqué que le comportement compulsif ne se limite pas à la nourriture
« Les patientes anorexiques présentent un autre signe, qui, certes, ne figure pas au texte officiel du DSM V (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) mais qui est très parlant et illustre fort bien les transformations compulsives, il s’agit de l’hyperactivité physique» ajoute Philibert Duriez. Au début, le sport est pratiqué pour perdre ou stabiliser son poids selon l’allégation « manger, bouger ». Peu à peu une véritable addiction au sport peut s’installer. L’hyperactivité devient alors compulsive. Chez la patiente anorexique par exemple, plusieurs stratégies sont envisagées, comme lire debout ou en marchant, implication dans de nombreuses activités, intellectuelles souvent, mouvements incessants des membres, station debout prolongée….
Chez certains obèses, en particulier ceux sujets à des crises d’hyperphagie, le déficit dopaminergique renforce une prise alimentaire compulsive répétée et en grande quantité d’aliments gras et sucrés. Ces crises d’hyperphagie se distinguent des crises boulimiques « avec purge » dans lesquelles les patients honteux, en grande colère contre eux-mêmes vont faire du sport, se faire vomir, utiliser des laxatifs de façon à éviter la prise du poids. Ils mettent ainsi en place des stratégies compensatoires à leur conduite compulsive envers la nourriture.
Ainsi cliniquement les TCA présentent toutes les caractéristiques de conduites addictives: réponse à une situation de malaise interne (stress, détresse, anxiété), ou de recherche de plaisir par un comportement ayant au moins temporairement un effet bénéfique ; impossibilité à contrôler ce comportement et poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives. De plus, les TCA, comme les autres addictions sont associées à la survenue plus fréquente de dépression ou d’anxiété.
Peut-on parler d’une dépendance au sucre ?
« Cette idée de dépendance au sucre vient d’expériences menées à Bordeaux dans lesquelles les chercheurs ont montré, chez la souris, la préférence compulsive pour le sucre plutôt que pour la cocaïne. Il faut toutefois remarquer que le sucre est certes récompensant mais donne de l’énergie, on a en besoin pour vivre » avance Odile Viltart.
Dans nos sociétés, le sucre est partout et très tôt s’opère une association entre un état de stress ou de mal être avec une récompense au sucre. Typiquement, à un enfant qui pleure, on lui donne un bonbon. Le sucre peut devenir une forme d’addiction à la fois par l’apprentissage et par le besoin.
De même, lorsque l’on consomme un repas riche en sucres et en graisses, on enregistre un pic de glycémie très élevé rapidement régulé par les systèmes métaboliques. C’est l’effet Mac Donald bien connu de tous. Une heure après ce repas mal équilibré, on a déjà envie de manger. « Dans la boulimie ou l’hyperphagie, les enregistrements en continu de la glycémie montrent ce pic. Le glucose inonde le cerveau. Le patient placé dans un environnement qui favorise la prise de ce type de nourriture et qui a de la compulsion, va recommencer à manger et recommence encore » poursuit Philibert Duriez.
Il est important de comprendre que la préférence au sucre varie également selon le comportement alimentaire de la mère au cours de la grossesse. C’est dire l’importance d’une éducation générale sur la nécessité de diversifier l’alimentation, de réduire les sucres rapides et préférer les aliments dont la teneur en glucides rapides est basse.
J’ai entendu que l’hormone de croissance jouerait un rôle dans l’anorexie mentale ?
« Nous avons mentionné l’action stimulatrice de la ghréline sur l’appétit. Elle l’est aussi sur la sécrétion de l’hormone de croissance » développe Virginie Tolle.
Dans l’anorexie, la sécrétion de la ghréline est anormalement augmentée. L’hypothalamus, parce qu’il présente des récepteurs à la ghréline, est la première structure à recevoir ce puissant signal sur l’état de dénutrition. Mais, paradoxalement, les patientes mangent moins.
Selon une hypothèse adaptative, l’augmentation de la concentration de la ghréline augmente celle de l’hormone de croissance qui exerce un effet hyperglycémiant et, si on se base sur les données obtenues chez l’animal et pourrait ainsi permettre de maintenir une euglycémie malgré l’état de dénutrition sévère.
L’hypothèse alternative alloue au système cognitif un rôle inhibiteur puissant sur le système de récompense de façon à lutter contre la motivation à manger. Cette altération du système de récompense apparaît comme un mécanisme adaptatif visant à réduire le ressenti de faim.
Guérit-on de l’anorexie, de la boulimie ?
Dans tous les cas, l’analyse fonctionnelle du trouble constitue la première approche. Centrée sur le sujet, menée dans le détail elle investigue quelles émotions, peurs, frustrations, colère, quel environnement sont à l’origine du comportement.
Chez la patiente anorexique, on parvient à normaliser certains aspects, le poids en particulier. « L’objectif n’est pas de retrouver un poids précis mais plutôt retrouver un état d’équilibre, cela peut prendre des années », précise Philibert Duriez. « Même si la patiente se sent beaucoup mieux, des altérations pourraient persister au niveau du cerveau qui ne sont pas totalement neutralisées par la renutrition » enchaine Virginie Tolle. C’est la raison pour laquelle on parle de rémission plutôt que de guérison.
Prenons l’exemple de la thermogénèse. Chez la patiente anorexique, cette composante est très sensible. Le simple fait d’avoir ou non un décolleté, ou de porter ou non des chaussettes influent sur son poids. En reprenant du poids, la thermogénèse reste un poste très demandeur en calories.
Autre exemple, la perception déformée du corps. La patiente anorexique ne perçoit pas objectivement son poids. « Lorsque l’on teste cette composante en positionnant les patientes face à des dessins de cadre de portes aux dimensions convenables, elles amorcent des mouvements d’épaules pour y passer, c’est dire si ces troubles sont profonds » souligne Philibert Duriez. « Ils persistent même lorsque la patiente va mieux et a repris du poids ».
Dans la boulimie, la notion de temps préside également aux soins comportementaux. « On ne peut pas dire à un patient : il faut arrêter !, il ne comprendrait pas ! s’exclame Philibert Duriez , il convient de l’amener à faire sien un objectif qui lui est proche, par exemple réduire son poids de 30% lui permettrait de faire un petit voyage, voir ses enfants. Cela ne marchera pas systématiquement, peut être une fois sur 3, mais c’est déjà très bien et cela lui prouve que le comportement n’est pas tout puissant, que le cortex préfontal peut reprendre le contrôle»
L’approche pharmacologique paraît complexe dans le traitement des TCA. Les substances utilisées actuellement ont un spectre d’action trop large et agissent de manière souvent non spécifique dans le cerveau contribuant au risque de développement d’effets secondaires. On se souvient du retrait du marché du Rimonabant, un antagoniste des récepteurs aux cannabinoides et anorexigène, indiqué dans l’obésité, suite à l’apparition de symptômes suicidaires et dépressifs.
Tout le monde ne semble pas être candidat aux TCA ?
« Effectivement, nous ne sommes pas tous égaux face à la susceptibilité aux TCA » constate Virginie Tolle.
Les études translationnelles et épidémiologiques se multiplient afin de dégager les facteurs de risques précoces qui jouent un rôle dans la susceptibilité aux TCA. Des facteurs génétiques existent. L’anorexie mentale par exemple est un trouble qui présente une forte héritabilité, près de 70%. Si nous revenons au test de présentation des images de maigreurs corporelles aux patientes anorexiques, il apparaît que ces patientes qui prennent plaisir à maigrir possèdent également un allèle spécifique du gène codant pour le BDNF1 (Brain Derived Neurotrophic Factor), un facteur impliqué dans la survie des neurones et de leur neuroplasticité.
Des études récentes d’association génétiques mettent également en lumière le lien entre les gènes du métabolisme énergétique et l’anorexie mentale.
Un champ de recherche étudie l’interaction entre les gènes et l’environnement, tout particulièrement sur ce qui se passe très précocement dans la vie en matière de nutrition, au moment de la gestation, autour de la naissance et les premières années de vie et la puberté et son impact dans le comportement alimentaire à l’âge adulte.
En savoir plus
- Un site : Fédération Française Anorexie Boulimie ffab.fr
- Un livre : L’anorexie mentale des théories aux prises en charge. Jean-Louis Nandrino et al Editions Dunod 2015
- Un congrès : 12 sept Paris Early Factors of vulnerability to eating disorders : environment , genes and other risks factors
- La Semaine du cerveau : semaineducerveau.fr
- Références bibliographiques : 1Clarke J, Ramoz N, Fladung AK, Gorwood P. Higher reward value of starvation imagery in anorexia nervosa and association with the Val66Met BDNF polymorphism. Transl Psychiatry. 2016 Jun 7;6(6):e829
Mireille Peyronnet